Ce roman de Sorj
Chalandon m'a – une fois n'est pas coutume pour cet auteur, époustouflée. Sorj
Chalandon renoue en partie avec une thématique qu'on lui avait déjà connue dans
Mon Traitre : l'admiration par le héros d'une figure paternelle qu'il découvre
faillible. Mais cela n'est qu'une seule des nombreuses facettes de ce roman
éblouissant, qu'on referme avec silence et admiration.
Sorj Chalandon raconte
l'épopée de Georges, ancien fervent militant de gauche, pour mettre en scène à
Beyrouth l'Antigone d'Anouilh. Cette idée n'est pas la sienne mais celle de son
ami Samuel, le grec militant pacifiste dont l'ambition ne s'arrêtait pas à la
seule mise en scène mais également à ce que tous les camps de la guerre civile
libanaise soient représentés parmi les acteurs. "Antigone était Palestinienne et sunnite. Hérion son fiancé, un
Druze du Chouf. Créon, roi de Thèbes et père d'Hérion, un maronite de Gemayzé[…].
Une vieille chiite avait aussi été choisie pour la reine Eurydice, femme de
Créon. La "Nourrice" était une Chaldéenne et Ismène, sœur d'Antigone,
catholique arménienne".
Ce rêve un peu
fou du vieux Samuel, Georges accepte de tenter de la réaliser, de faire 3
voyages à Beyrouth pour rencontrer les acteurs, les faire répéter ensemble et
enfin l'unique représentation.
Le livre s'ouvre
d'abord sur une première partie qui dépeint le caractère de Georges, ce
militant déçu par la démobilisation progressive des troupes, tiraillé entre la
violence des convictions et celle des armes. "Ceux qui tenaient bon militaient encore, mais les cœurs étaient
lourds. Les nouveaux partisans, redevenus enfants, désertaient un à un le front
pour l'arrière, banal. Le local semblait une salle de bal à l'aube avec des
tracts épars en cotillons passés". Cette partie plante le décor de la
relation entre Georges et Samuel, metteur en scène idéaliste ; faite de respect
mutuel, de complicité d'idées et de dévouement silencieux.
Quand Georges
accepte la demande de Samuel malade, dépérissant à l'hôpital, débute alors la
partie la plus lumineuse du roman, celle où ce rêve un peu fou prend forme, où
le théâtre s'immisce dans la guerre, où l'art arrête les fusils pour quelques
minutes et fait se rencontrer des ennemis de toujours pour déclamer du Anouilh,
le texte annoté à la main. "Il
expliquait que chaque acteur avait appris son texte, et qu'il suffisait de
quelques répétitions. Il n'y aurait qu'une seule représentation en octobre. Il
faudrait une salle neutre, ni dans l'Ouest de Beyrouth, ni dans l'Est. Sur la
ligne de démarcation. […]. Il voulait un lieu qui parle de guerre, labouré de
balles et d'éclats"
Georges est bien
sur hésitant, désarçonné devant l'ambition de l'entreprise, déconcerté quand il
découvre le stade réel d'avancement du projet, lui qui de surcroit ne connait
pas l'Antigone d'Anouilh. "C'était
impensable, impossible, grotesque. Aller dans un pays de mort avec un nez de
clown rassembler 10 personnages sans savoir qui est qui. Retrancher un soldat
de chaque camp pour jouer à la paix. Faire monter cette armée sur scène […].
Demander à Créon, acteur chrétien de condamner à mort Antigone, actrice palestinienne."
Le premier
voyage de Georges à Beyrouth est un véritable enchantement pour le lecteur, à
la poésie du théâtre se mêle la difficulté de la guerre, nous faisant
redécouvrir au passage toute la complexité de la géopolitique libanaise : les laissez-passer
requis pour pouvoir se rendre dans chacune des cinq zones, la prononciation du
mot 'tomate' qui permet de catégoriser les personnes d'un camp à l'autre ... Pour
convaincre chacun des camps, Georges accepte silencieusement l'interprétation revue
et corrigée que chacun lui propose du rôle de son personnage. Ainsi
l'interprétation du chrétien lui convient-elle de permettre à son frère de
jouer Créon : "Il disait que
l'entêtement aveugle [d'Antigone] était érigé contre le sens commun. Il
appréciait que son jeune frère incarne Créon le puissant, celui qui dirigeait
la cité, qui était craint par son peuple, qui oeuvrait pour l'intérêt de tous,
qui gardait la tête haute, qui échappait au déshonneur", tandis que le
père des acteurs chiites qui doivent jouer les gardes y trouve aussi son compte
: "Mes fils m'ont dit que leur rôle de gardes serait d'entourer leur chef,
de le protéger comme un père et de faire respecter son autorité. Ils m'ont
expliqué qu'une jeune femme le défiait, qu'à travers lui, elle narguait la loi
divine et que ce calife bien guidé mettrait un terme à cette arrogance". Tout
comme le druze, dont le fils doit jouer Héron : "Héron était un
combattant, un résistant opposé au tyan qui opprimait son peuple. Il expliquait
que Nahad [son fils] avait le plus beau rôle, le plus grand de tous. Qu'il
incarnait l'exemple, l'espoir, la vie. Que dans cette pièce, il mourrait par
amour d'une femme, belle comme celles de leurs montagnes"
La scène de
rencontre entre les acteurs est un vrai petit bijou, tendue sur le fil du
rasoir, tant les différents acteurs auraient des raisons de se sauter au cou.
Malheureusement
la dernière partie du livre décrit la guerre qui reprend ses droits, au Liban
mais aussi dans la tête de Georges, qui, rentré à Paris ne parvient plus à
reprendre une existence normale, obsédé par Beyrouth, sa pièce et ses acteurs.
On plonge alors dans les affres de la guerre, suivant Georges dans sa muette impuissance face au décirement
des camps, face à l'illusion naïve dont il s'est bercé avec son projet.
On referme le
livre, coi et soufflé.
Le quatrième mur, de Sorj Chalandon chez Grasset